Le troisième voyage

Publié le par voyage-mnemosyne

(1er version : brouillon)

 

 

Un jour...

 

Dans un monde qui pleure sa mémoire et son ignorance...

 

Commence un voyage...

 

 

 

Evidemment, le Démon de l’Oubli convoitait la perle noire… Elle aurait dû s’y attendre. Les Dieux-Nuages et les Démons de l’Oubli, aussi différents soient-ils, aimaient les mêmes souvenirs ; ou plutôt, eux, contrairement aux humains, savaient voir la valeur de certains souvenirs. Les perles blanches ou noires étaient extrêmement rares, elles étaient les cristallisations parfaites du souvenir qui est sentiment. Mais cela, les humains ne le comprenaient pas : leur cœur était rempli de pierres insignifiantes, dont les Dieux-Nuages et les Démons de l’Oubli ne voulaient pas, et qui finissaient par s’éteindre d’elles-mêmes. Il n’y avait que les Diamants-Souvenirs qui leur importaient parce que ces souvenirs-là, intenses et profonds, mangés par les Démon de l’Oubli pour être effacés ou volés par le Dieux-Nuage de la Mémoire afin de devenir des étoiles, pouvaient rendre éternel la vérité du passé ou la déformer. Mais ces souvenirs-là étaient pesants pour un cœur mortel. Et parfois, ici ou là, apparaissait une perle, d’une parfaite noirceur ou d’une parfaite blancheur, une perle infrangible et inaltérable : une perle qui ne pourrait plus changer. C’était là que résidait le secret des perles : elles pouvaient être supprimées par le Démon de l’Oubli mais elles ne pourraient jamais se modifier ; alors que les Diamants possédaient une couleur, un sentiment, mais cela ne durait qu’un temps, comme si le souvenir se chargeait un moment d’émotions puis que celles-ci finissaient par disparaître et le souvenir finissait toujours par s’éteindre ; les Diamants ne vivaient qu’un temps, puis ils se ternissaient tandis que les perles seraient éclatantes à jamais. Elles brilleraient encore, même après la nuit de la fin des mondes…

 

Mnémosyne aimaient créer des Souvenir-Etoiles, ces lumières dans les cieux qui brilleraient pour toujours et rappelleraient à tous les hommes ce que le temps allaient leur enlever ; et pourtant, cette fois, le poids de la perle noire à l’intérieur de son corps nuageux pesait étrangement lourd : les perles ne s’éteignaient jamais… Ce qui signifiait que le souvenir qu’elles contenaient ou qui les avaient forgés, ne disparaitrait jamais, qu’en cet instant, le Dieux-Nuage de la Mémoire portait en elle une part de ce souvenir, et que partout où elle irait, il la suivrait ; la perle terne, vivant toujours dans le cœur de son créateur, son éclat suintant de la lumière qu’elle, la Déesse de la Mémoire, avait emporté. La lumière était aussi ronde que la perle dont elle avait été extraite, qui, rejointes, formeraient une sphère parfaite et éblouissante ; ce que certains appelaient une lanterne…

 

Se remémorant les paroles du Démon de l’Oubli, Dieux-Nuage, tu ne m’as toujours pas dit ce que tu allais faire de cette lumière là ?, Mnémosyne ne put s’empêcher de gonfler le voile poreux de son masque-visage : qu’aurait fait le Démon de la Lanterne-Souvenir arrachée de la poitrine de son créateur?

 

Mnémosyne se laissa couler dans les algues noires de la Rivière de l’Ouroboros comme les rives célestes se refermaient ; c’était comme si celle-ci s’enroulait autour du Dieux-Nuage, perçant sa peau poreuse de ses doigts liquides. Le nuage au bras et au visage volatils fut percé par les flèches aquatiques jusqu’à se déliter et perdre forme : sa matière légère mais opaque et danse se mit alors à couler comme des traces de peintures sur un visage. Ce qui ne se voyait pas dans le ciel, devenait à présent évident : les Dieux-Nuages étaient aussi libre et intouchable que l’air mais tout à la fois spongieux et gluants. Les corps des Dieux-Nuages étaient tantôt gracieux, tantôt vaseux, tantôt volant, tantôt glissant, tantôt voguant, tantôt rampant. Tout comme les Démons de l’Oubli étaient des ombres se liquéfiant en boue noire et se solidifiant en chose et en personne, les Dieux-Nuages étaient des nuages devenant flaques et matières. Voilà pourquoi en plongeant dans l’eau de l’Ouroboros, le Dieux-Nuage s’était alourdi jusqu’à glisser vers les fonds de la Rivière de l’Ouroboros comme de l’encre écumeuse. Pendant que sa forme se dilatait et se répandait à travers l’eau, une partie de la Déesse de la Mémoire restait étrangement repliée sur elle-même, en plein cœur de la toile visqueuse en quoi s’était peu à peu changé le Dieux-Nuage. Le bras distendu du visage-masque était seul à avoir résisté à la déformation provoquée par le cours de la Rivière de l’Ouroboros, et, flasque, il continuait à serrer dans sa main la petite lumière noire volée à l’homme triste et immobile qu’avait rencontré Mnémosyne. Mais les doigts commençaient à fondre comme de la cire et bientôt ils ne seraient plus que de petites branches tordues, des traits blancs dans l’obscurité du lit de la Rivière, des flaques épaisses…

 

Et qu’allait faire maintenant cet homme de sa perle vide et noire ?

 

Le Rivière de l’Ouroboros, serpentant entre les mondes, était nouée autour d’elle et son corps de vipère avait fait couler le visage du nuage en une grimace étrange comme du maquillage dégoulinant quand soudain les morceaux boue claire se rassemblèrent. Toutes les larmes épaisses formant le Dieux-Nuage se mirent à s’agiter et à se ressoudait, attirées les unes vers les autres tells des aimants. Mnémosyne était en train de prendre forme humaine. Alors la fumée se solidifia et le faux-visage s’estompa pour laisser éclore le corps fragile d’une jeune femme. Entièrement nue, son nouveau corps tombait lentement dans les profondeurs des eaux de la Rivière, ses mains délicates et ses bras emportés par la vivacité du flux liquide pendant que ses longs cheveux emmêlés flottaient autour de son visage parfait, leur couleur se mariant avec les teintes de la Rivière de l’Ouroboros. La Vipère Noire cheminant entre les mondes se nouait mieux à présent autour de ses poignets et de ses chevilles d’être humaine, déployant sa chevelure comme des anguilles souples. Dans sa main gauche, une bille de feu palpitait sombrement : la lumière noire…

 

Les Démons de l’Oubli ne pouvaient pas voir les diamants et les perles – ou lanternes, comme le Dieux-Nuage de la Mémoire les voyait, mais ils étaient capables d’apercevoir les lumières... Ils verraient l’étoile noire qu’elle tenait dans sa main comme tous les autres hommes pouvaient voir les étoiles dans le ciel. Qu’allait-elle faire de cette lumière noire ?

 

Son corps s’enfonçant telle une flèche dans les entrailles de l’Ouroboros de plus en plus limpides, Mnémosyne laissait derrière elle un trait de lumière noire, presque un éclair. Mnémosyne voyait à présent avec des yeux nouveaux, des yeux aussi verts que les feuilles foncées des arbres aux trocs dorés, aussi pâles que les eaux écumeuses du ciel et des milliers de couleurs se dessinaient sous les yeux autrefois aveugles du Dieux-Nuage… Les cavités de néant du visage-masque s’étaient faites pierres verts-bleus, couleur de la terre et du ciel, et, tandis que sous sa véritable forme, Mnémosyne était incapable de percevoir les couleurs, le monde étant entièrement en blanc et noir, à présent elle discernait les ombres sur les couleurs : le bleu-verdâtre indistinct de l’eau et le noir fouillis de la surface pesant comme une ombre au-dessus d’elle. Lorsqu’elle était sous sa forme première, seuls les diamants brillaient, seuls les souvenirs étincelaient dans le gris de l’univers ; changée en humaine, elle voyait les rayons de soleils bleus et verts qui circulaient autour d’elle et s’hérissaient de paillettes quand son corps les fendaient. Les poissons d’eau dessinés par sa chute faisaient des petites vagues, comme des reflets, au milieu du temps s’enfuyant ; des vaguelettes qui laissaient étrangement échapper des glouglous sonores…

 

Ca ressemblait au clapotis d’un cœur qui se noie… C’était le même petit bruit que le sifflement qui vibrait dans le cœur de cet homme, de ce créateur de la perle noire…

 

Le Dieux-Nuage de la Mémoire se rappelait de tout, de chaque souvenir qu’elle avait rendu éternel en les accrochant dans le ciel, de chacune des histoires que racontaient inlassablement les étoiles. Chaque fois c’était pareil : dans le blanc et noir des univers, une bougie s’allumait, et, même à travers le voile séparant les univers couvés par le ciel et la terre, Mnémosyne était capable de l’apercevoir, vacillante. Attirante. La Déesse se glissait alors entre les univers jusqu’à celui-ci, elle cherchait un temps l’homme duquel émanait cette étincelle en voguant dans le ciel, et elle choisissait : soit elle prenait la flamme du diamant et la suspendait dans le bleu du ciel avec les autres étoiles, soit elle arrachait le diamant entier et le confiait au Démon de l’Oubli du monde. Une fois séparé, la lumière d’un diamant incomplet devenait une Souvenir-Etoiles, afin que les hommes n’oublient jamais. Et si les hommes ne savaient pas toujours retrouver à travers les rayons étoilés de l’océan nocturne, Mnémosyne, elle, revoyait chaque fois les images des souvenirs vécus par eux. A travers la lumière des souvenirs, le Dieux-Nuage revoyait les scènes, les visages, les actions, les émotions. Les humains ne savaient pas voir les sentiments mais Mnémosyne si : certains croyaient que les Dieux-Nuages n’avaient pas d’émotions, cela était faux ; ils ressentaient la tristesse, l’amour et la joie, seulement, ils les voyaient mieux. C’est pour cela qu’ils savaient quand un souvenir était important, quand il devait être suspendu au ciel…

 

L’étoile noire devait-elle, elle aussi, rejoindre ses sœurs dans les vallées célestes ?

 

Mnémosyne se souvint des souvenirs qu’elle avait pris : il y avait dedans beaucoup d’amour, de haine, de douleur et de déception ; quelquefois, elle trouvait un bonheur parfait, quasiment irréel, ou alors un malheur tout aussi parfait, quasiment surréel. C’était souvent amour partagé puis brisé ou bien des suites de petits riens insignifiants devenus tellement importants qu’ils avaient rongé leur créateur, des évènements banals ou exceptionnels. Le Dieux-Nuage les connaissait tous et quand elle passait dans le ciel et qu’il faisait nuit, les étoiles les lui racontaient de nouveau ; Mnémosyne les regardait encore et encore, à tout jamais. Plongeant toujours au fond de la Rivière de l’Ouroboros, tête vers le bas, ses longs cheveux gris. L’enveloppant doucement, Mnémosyne, les paupières à mi-closes, croyait voir un autre monde s’ouvrir devant elle, écartant les bords humides de l’Ouroboros. A l’intérieur de la fente qui ressemblait à une fenêtre irréelle, la jeune femme apercevait le corps étendu de l’homme triste, inconscient. Elle se souvenait de ses yeux abîmés lorsqu’il l’avait vu se pencher sur lui et lui prendre son éclat noir ; de sa voix sourde demandant pourquoi.

 

Pourquoi n’avait-elle pas voulu prendre la lanterne pour le Démon ? Et apaisé l’âme de son créateur ?

 

Parce que ce qu’elle contenait était précieux. La perle noire disait une histoire qui l’avait ému ; et Mnémosyne ne voulait pas que cette histoire se perde à jamais, ou qu’elle soit corrompue par un des mensonges illusoires du Démon de l’Oubli. Voilà pourquoi…

 

[Pensées en miette]

Publié dans voyage de Mnémosyne

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