Bulle-pensée dormante

Publié le par voyage-mnemosyne

Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture.

Flaubert, Madame bovary

 

Belle aux bois dormants…


Il était une fois, dans une chambre ignorée, une jeune femme délaissée qui, allongée sur son grand lit prisonnier, derrière les voiles bleus et blancs du sommeil, dormait profondément chaque jour et chaque nuit, à toute heure, et ceux depuis déjà des années, sans aucun réveil. La légende voulait qu’elle attendait la son prince charmant ; victime d’un maléfice né du sein des haines et de la jalousie, il était dit que seul le baiser d’un homme amoureux pourrait l’éveiller.

Retardé, semble-t-il, celui-ci ne s’est pas encore présenté sur son cheval immaculé : peut-être est-il aux prises à d’incroyables tourments, tous dignes des plus grands – j’entends, une honte infâme à réparer ou un royaume à sauver, un nom glorieux, peut-être, à mériter par les exploits d’un bras vainqueur et courageux, sinon d’un meurtre injuste triompher par une vengeance bien justifiée, des princesses et des femmes éplorées à leur balcon, par un père sévère enchaînées ou bien par un tyran épris condamnées, qu’il faut de toute évidence, contre tant de cruauté, défendre, au moins, et sûrement que tout cela est encore loin de la vérité, que les menaces d’unions forcées et les dilemmes que causent toujours les serments où il en va de l’honneur ont été oubliés, qu’il aurait fallu mentionner toutes les belles et sincères déclarations d’amour qu’il a su ignoré et les nombreuses fois où il s’est fait le sigisbé des vertus invincibles d’une noble dame, sans doute que les monstres qu’il a affronté ont donné lieu aux plus extraordinaires tératomachies tandis que son cœur et son honneur n’ont cessé de se livrer une psychomachie sans merci, et toujours terrassant, et toujours triomphant, il erre ainsi, le cœur déjà plein de passions et d’amours pour celle qui l’attend au bord d’autres rives. Voilà à quelles prouesses se livre notre prétendant ! Voilà quelle vie mène notre prince charmant pendant que sa belle dort profondément ! Et pendant qu’il poursuit à travers le monde toutes les chimères et les aventures, certain de prendre le chemin qui le conduit à son destin, l’unique reine dont il ne se fait pas le lige fidèle, pleure et pleure toujours plus fort dans son silence de mort. Sa vie entière sacrifiée pour celui qu’elle aime en secret, la princesse endormie reste la seule femme qu’il n’a pas sauvée ! Bien que son amour soit sans limite, il semblerait que notre héros, par un acharnement fatal, est parcouru tous les pays sans trouver celui où sa bien-aimée soupir et l’attend, victime du si grand maléfice !

Dans ses linges virginals, sa princesse éthérée dort comme une enfant sage. Et la belle assoupie rêve de contes et d’aventuriers venus la chercher pour l’emmener avec eux sur les sentiers qui ne lui étaient pas destinées. La jolie inconsciente se voit reine ou se faire chevalier, lassée d’attendre que les lèvres glorieuses de son prédestiné ne se posent hardiment sur les siennes, et d’ailleurs, sa bouche entr’ouverte par l’échappé de ses songes, délicate et rose, n’expire plus que le frisson déçu d’un espoir perdu, le tremblé d’une illusion, le fouillis embué d’autres pensées. L’ambitieuse rêveuse brode, sous le ciel fermé de son front orné de traines, les rieuses hachures et les dorures outrées d’un monde où c’est elle qui serait roi, héritier disgracié pour avoir aimé celle qu’il ne devait pas et même héroïque adversaire qui ne peut mourir au combat ; jouant de ses doigts inventeurs, l’heureuse endormie, crée au fil de l’aiguille, de véritables parures de princesses qu’elle porterait aux bals, avec un diadème en verre pour couronner sa tête de mariée et des chaussures de cristal afin de décorer ses fragiles pieds, des bijoux, bien sûr, célèbreraient son ineffable beauté au moyen de leur éclat épuré pendant que des bouts de fleurs jetés dans les airs pleuvineraient en un cortège dansant de confettis, et que son époux charmant l’attendrait arriver toute de blanc vêtue ; mais toujours, la triste morte, d’un coup d’épée romanesque aime à bouleverser le conte et, au lieu de se voir mariée, elle se fait fiancée effrontée s’élançant à la poursuite d’une vie qu’on lui a ravi et plutôt que d’épouser celui qui l’a abandonné, court après la liberté comme un téméraire chevalier, allant à cheval par-delà les contrais, réconfortant les autres femmes qui, comme elle, devraient mourir dans leur solitude et leur ennui, sans que jamais, leur époux volé, leur père tué ou leur frère condamné ne reviennent les trouver, sans que les dires oraculaires de croyances légendaires ne leur apportent le prix mérité de leur sacrifice ; alors, ayant déchiré les voiles nuptials, elle irait ça et là, voyageant partout et vivant éperdument sans s’effaroucher des réalités plates qu’il lui faudrait connaître loin des palais, des comtes et des comtesses, elle apprendrait les couleurs et les âmes, le sublime des hommes comme leur inhumanité, amoureuse des beautés qui naissent à l’aurore, elle se laisserait surprendre par les laideurs poétiques du crépuscule déchirant, heureuse sous la chaleur des franges du soleil, elle entendrait aussi la pluie qui bruine parfois au-dessus du ciel.

Enfin, elle traverserait tous les horizons, et peut-être qu’au bord d’une route, elle croiserait le chemin de son prince égaré, de cet amant qui sans se presser venait la réveiller : et quelle surprise, quand pour finir, celui-ci se refuserait à une femme dont la grandeur surpassait celle d’un homme, celle-ci repousserait les avances d’un prince, ne voulant, finalement, que d’un homme. 

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S
<br /> "bleus et blancs" : ces deux couleurs me rappellent quelque chose ...!<br /> <br /> "royaume", "bras vainqueur", "princesses" et "femmes éplorées à leurs balcons", "père sévère", "tyran", "sigisbée", "monstres", "reine", "lige fidèle" ... autant de figures médiévales pour<br /> lesquelles les âmes romanesques pourraient bien se damner, tentées par la réécriture de la Carte de Tendre, autant de romans potentiels épico-tragiques où le mal rebondit dans les salles<br /> princières, ricoche sur les glaces alanguies des princesses endormies, saluent la naissance des Dauphins, imitant enfin le choc des tournois et la rage des croisades.<br /> <br /> "il s’est fait le sigisbée des vertus invincibles d’une noble dame" : ce topos de la galanterie élégante, qui figure un des sommets littéraires de la civilité, ou de l'urbanité pour être plus<br /> contemporain au sigisbée, est un régal de préciosité et de blancheur amoureuse !<br /> <br /> "les monstres qu’il a affronté ont donné lieu aux plus extraordinaires tératomachies tandis que son cœur et son honneur n’ont cessé de se livrer une psychomachie sans merci, et toujours terrassant,<br /> et toujours triomphant, il erre ainsi, le cœur déjà plein de passions et d’amours pour celle qui l’attend au bord d’autres rives" : de cette phrase, "j'adore tout comme une brute", dirais-je en<br /> reprenant Hugo ; le rapprochement onomastique et belliqueux entre "tératomachie" et "psychomachie", la polysyndète et les participes présents de la victoire, le pluriel magnifiant du sentiment,<br /> l'attente éperdue qui s'accomplit silencieusement dans un repli du temps : tout me captive et, comme autant de liens empoisonnés, les filets, les cordes et les traits de ta phrase me saisissent, me<br /> font succomber et ont raison de ma raison ...<br /> <br /> "l’unique reine dont il ne se fait pas le lige fidèle, pleure et pleure toujours plus fort dans son silence de mort" : une délicate courtoisie qui s'étiole dans de douloureux spasmes royaux,<br /> annonciateurs d'un noble déshonneur pluvieux.<br /> <br /> "pendant que des bouts de fleurs jetés dans les airs pleuvineraient en un cortège dansant de confettis" : je vois des menuets, des rigodons, des gavottes de fleurs tourbillonnantes aux pétales<br /> éclatant d'effluves miraculeuses !<br /> <br /> "mais toujours, la triste morte, d’un coup d’épée romanesque, aime à bouleverser le conte" : je voudrais bien conter fleur morte à cette charmante trépassée ! Ce coup d'épée, ce ravageur estoc, je<br /> le vois déchirer l'étoffe paradigmatique des récits chevaleresques et ouvrir une brèche conduisant tout droit à des histoires de brigands embusqués dans les haies d'un carrefour trivial au sens<br /> propre, à trois voies, ou à quatre, ce qui rejoint davantage les traditions populaires et les croyances aux dangers que peuvent représenter plusieurs chemins qui se croisent ...<br /> <br /> "amoureuse des beautés qui naissent à l’aurore, elle se laisserait surprendre par les laideurs poétiques du crépuscule déchirant" : Accents rimbaldiens, hugoliens, baudelairiens ? Ce qui est sûr,<br /> c'est que l'esthétique de la "discrépance" ne t'est pas inconnue !<br /> <br /> "et quelle surprise, quand pour finir, celui-ci se refuserait à une femme dont la grandeur surpassait celle d’un homme, celle-ci repousserait les avances d’un prince, ne voulant, finalement, que<br /> d’un homme" : chiasme splendide qui fait de la méconnaissance et de la répudiation réciproques un jeu théâtral aux mille reflets. Mais l'on réclame souvent et le prince et l'homme, voire le pirate,<br /> l'esprit-serre dans un corsaire !<br /> <br /> <br />
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